Depuis près d’une décennie, Troy Makaza, artiste zimbabwéen acclamé à la soixantième Biennale de Venise, construit un langage visuel qui échappe aux catégories, à la croisée de la sculpture et de la peinture, où la matière devient récit. Né en 1994 à Harare, il vit et travaille toujours dans sa ville natale. Le silicone constitue la matrice essentielle de sa pratique artistique. Cette matière, qu’il décrit comme « fraîche et pleine de potentiel », offre un champ d’expérimentation inépuisable. Il l’aborde comme un organisme vivant capable de conserver les strates de son geste, ses hésitations, ses accélérations et les archives sensibles de son regard sur le monde.
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TROY MAKAZA, Of Gods and Man, 2025 -
TROY MAKAZA, Made of Chalk and Colors, 2025 -
TROY MAKAZA, Leave the Door Open, 2025 -
TROY MAKAZA, The Visible Threshold, 2025 -
TROY MAKAZA, The Diplomacy of Fractured Lines, 2025 -
TROY MAKAZA, The Invisible Threshold, 2025 -
TROY MAKAZA, On the Beaten Ground, 2025 -
TROY MAKAZA, Divine Feast, 2025 -
TROY MAKAZA, Untitled, 2025
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Le dessin constitue le point de départ de son idée. Vif et coloré, c’est le premier terrain où s’enracinent forme et intention. Il définit les couleurs et les volumes que le silicone ne permettra pas de modifier par la suite. Cette irréversibilité donne naissance à des œuvres en sédimentation. Chaque couche devient une histoire, mêlant souvenirs, émotions et observations. Troy Makaza parle volontiers de son « alphabet » de textures. Chaque volume est une lettre, chaque épaisseur une inflexion. Ce langage tactile évoque la terre, la peau, la végétation et les seuils mouvants d’un paysage intérieur. À mesure que ces éléments se combinent, ils forment un journal visuel où le geste devient mémoire et la mémoire devient forme.La résidence de Troy Makaza à Abidjan marque un tournant dans son parcours. Il découvre une ville rapide et généreuse où la lumière change constamment. La nuit l’impressionne particulièrement par sa cadence et son intensité chromatique, qui font surgir les couleurs comme des pulsations. Dans ce contexte, il adopte un autre rythme de travail, plus lent et attentif, laissant émerger une nouvelle temporalité et un autre rapport au regard. C’est ainsi que les œuvres nées de cette imprégnation en Côte d’Ivoire et réunies au sein de l’exposition Leave the Door Open se dévoilent, témoins de ses rencontres et expériences dans la capitale. Elles vibrent au diapason de ses observations, faisant retentir ses réflexions propres sur la notion d’identité et d’appartenance à une nation.The Invisible Threshold, œuvre charnière de cette période, traduit les verts saturés de la végétation tropicale rencontrée au Parc National du Banco et l’humidité qui accélère la prise de matière et impose un geste immédiat. Certaines zones, plus plates, reflètent les contraintes climatiques, tandis que d’autres, plus douces et rêches, évoquent la fragilité vibrante de la peau d’un oiseau. Le titre suggère une frontière invisible, un seuil sensoriel entre ce qui se perçoit directement et ce qui se devine, invitant l’œil à naviguer avec attention.Leave the Door Open, quant à elle explore un domaine plus intérieur, celui des présences spirituelles et des récits affectifs du Zimbabwe. Graines, fruits, pétales et halos protecteurs tissent un réseau d’énergies oscillant entre douceur et tension. L’artiste insère volontairement des éléments dissonants pour éviter une harmonie trop lisse, cherchant un équilibre fragile où la beauté reste traversée par l’inquiétude et où le visible se trouble.À travers ces œuvres, Troy Makaza poursuit une exploration de ce que signifie créer à partir d’un ancrage local tout en dialoguant avec un monde en transformation. Son travail ne cherche ni à illustrer ni à déclarer mais à matérialiser des tensions, des passages et des seuils. Silicone, couleur et texture deviennent les vecteurs d’une réflexion sur la manière dont les histoires personnelles, urbaines, spirituelles et politiques se retrouvent dans nos corps, nos gestes et nos voyages. Son œuvre n’explique jamais mais révèle, ouvrant des espaces de perception où l’intime et le collectif se croisent et où la superposition des réalités et des forces crée une porosité des mondes.Troy Makaza se tient au seuil des matières, des récits et des expériences. C’est dans cet interstice vibrant que son travail prend toute sa force, une force qui ne cherche pas à dominer mais à révéler les lignes visibles ou invisibles qui guident nos vies.Farah Fakhri
